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24 août 2022

Entrevue avec Shary Boyle

Shary Boyle. Photo Ted Belton © 2021

Dans une exposition où se rencontrent théâtre et musée, l’artiste pluridisciplinaire canadienne Shary Boyle nous invite à entrer en scène pour examiner les influences qui contribuent à façonner notre identité. En conversation avec Alexandrine Théorêt, responsable de la présentation de l’exposition au MBAM, elle évoque ses sources d’inspiration et nous fait part de quelques réflexions sur son processus créatif.

Alexandrine Théorêt

Conservatrice adjointe de l’art moderne et contemporain international

À l’affiche du 1er septembre 2022 au 15 janvier 2023, Devant le palais du Moi explore les dimensions performatives de l’identité, à une époque où les réseaux sociaux sont devenus le théâtre d’une mise en scène de soi. Fruit d’une recherche critique sur le colonialisme, la misogynie, le racisme et d’autres problèmes sociaux, les œuvres ici réunies inspirent également une réflexion sur la beauté, la nostalgie, la confiance en l’avenir et la faculté humaine d’empathie.

Repensant le musée comme un lieu de performance collective, l’artiste a collaboré étroitement avec un scénographe, un ingénieur en robotique, un concepteur de parcs d’attractions et une costumière pour inventer un décor ludique voué à l’humanité et à l’imagination. Braquant les feux des projecteurs sur ses personnages insolites et leur public désarçonné, elle exhorte les visiteurs à porter un regard critique sur la façon dont nous construisons notre propre persona et le monde qui nous entoure.

Parlons de la genèse de votre exposition, Devant le palais du Moi. Quelles sont les idées et les réflexions qui l’ont inspirée, et que signifie le titre?

Le titre est tiré de la chanson Europe is Lost de Kae Tempest, poète britannique :

Des ballades doucereuses et des selfies, des selfies, des selfies
Et me voici devant le palais du moi
Construire un soi et une psychose
Pendant qu’on meurt en masse
Non, personne n’a rien vu – ou presque
Les émojis me l’ont dit1


C’est une chanson sur la destruction progressive de la planète causée par le colonialisme et le capitalisme. Elle parle des stratagèmes que nous employons pour éviter d’en endosser la responsabilité et pour nous désensibiliser face aux vérités dérangeantes. C’est une critique dure, mais constructive de la culture populaire européenne actuelle. Tout au long de l’album, Tempest répète qu’il nous faut nous réveiller et aimer plus.

Dans ma pratique, la musique joue un rôle important : elle m’inspire, m’instruit et me nourrit. J’ai conçu cette exposition pour explorer l’espace qui se situe entre notre identité personnelle et notre identité publique. Je veux comprendre pourquoi l’identité est acquise et construite, et aussi comment elle entre en jeu dans le monde que nous habitons.

De quelles façons nos différentes identités se construisent-elles et se projettent-elles aujourd’hui? Comment abordez-vous ce sujet dans l’exposition?

Les médias sociaux nous incitent à mettre en scène nos expériences personnelles et à montrer à un auditoire désincarné une version revue et corrigée de nous-mêmes. Des événements d’envergure planétaire, qui influencent profondément notre avenir collectif, sont condensés dans des cycles de nouvelles sensationnalistes qui tournent tellement vite que nous n’avons pas le temps de les assimiler; elles sont aussitôt remplacées par la nouvelle suivante. La frontière entre l’intégrité personnelle et l’artifice politique est dangereusement floue. En même temps, des maîtres à penser jouent consciencieusement leur rôle sous les feux de la rampe… L’humanité aime les histoires et s’en nourrit. En travaillant sur cette exposition, j’ai utilisé la matérialité de la sculpture et du dessin pour mettre en récit mes sentiments et mes réflexions au sujet de problèmes mondiaux, comme les changements climatiques, et de problèmes plus locaux, comme l’identité de genre et l’identité culturelle, politique et raciale. Au centre de ces questions sociétales complexes se dresse la figure de l’artiste fabriquant et reflétant des images afin de se créer (ou de se connaître) en tant qu’individu.

Vous parlez d’identité raciale et, de fait, une section entière de l’exposition est consacrée au thème de la « blanchitude ». Qu’est-ce qui motive votre désir d’explorer les notions de privilège et de racisme? Que cherchez-vous à véhiculer à travers ces œuvres?

L’identité raciale est un élément clé pour nous orienter dans le monde, dans nos relations et notre société. Les musées et les galeries d’art du Canada – la plupart de nos institutions en fait – se coulent dans le moule européen. La blanchitude et les perspectives blanches sont donc au centre des dialogues culturels nationaux. Pourtant, j’ai constaté que, quand il s’agit de s’attaquer au racisme, ce sont les personnes autochtones, noires, musulmanes et asiatiques qui portent le fardeau. Parmi les figures importantes de la culture, peu de personnes à la peau blanche abordent la question de la blanchitude, de ses mécanismes ou de la façon dont elle a servi à opprimer ou à discriminer les personnes non blanches. Le Canada s’est créé par le vol de territoires, pillage justifié par la « doctrine de la découverte » et l’intérêt de l’Angleterre et de la France pour ses ressources naturelles. Nous reconnaissons aujourd’hui ces douloureuses vérités, et les artistes les abordent de front dans leurs œuvres. Mais je ne connais pas beaucoup d’artistes à la peau blanche, au Canada, qui examinent la question de la blanchitude; c’est un sujet qui demeure épineux et controversé dans nos propres communautés. J’ai créé Éléphant blanc expressément pour encourager les échanges sur la blanchitude entre personnes blanches2. Les deux dessins qui accompagnent la sculpture, Tireur solitaire (Homme blanc) et Pionnière, explorent les liens entre les constructions du genre et la violence, le pouvoir et le colonialisme blancs.

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L’exposition s’inspire aussi beaucoup des arts du spectacle. On y retrouve plusieurs références à la musique et au théâtre, comme le montrent bien la scène, les masques et même le programme que le public consulte pendant la visite. Vous comparez en outre votre monde intérieur à un théâtre… Qu’entendez-vous par là?

À une époque où la politique et l’environnement sont une source de peur et d’anxiété, et où les notions de culture et d’identité prennent pour nous un sens nouveau, nous pouvons toujours explorer les liens ancestraux qui nous unissent à la musique, au théâtre et aux contes pour nous rappeler notre humanité et en tirer des leçons. L’art ne sert pas à s’échapper. Au contraire, les masques, les costumes et le jeu contribuent à développer notre sens éthique et nous aident à formuler nos attentes envers la société. Nous inventons des personnages pour nous exercer à vivre. Dans notre quotidien comme à l’échelle planétaire, la métaphore théâtrale peut nous aider à affronter les drames liés à la préservation et à la présentation du soi.

Vous jouez souvent sur des contrastes marqués entre la beauté et le côté plus sombre des choses dans votre travail. Dans certaines de vos œuvres, ce qui semble à première vue charmant et exquis soulève en fait de graves questions. Comment cette dichotomie s’exprime-t-elle dans l’exposition?

L’esthétique de Devant le palais du Moi relève de la céramique figurative européenne ancienne, du monde du spectacle de Las Vegas, du cirque et des maisons du rire, des beaux-arts, de l’art populaire, des statues de cire de chez Madame Tussauds et des fêtes foraines. L’univers que je propose est composé d’expériences artistiques à la fois complexes et accessibles, et, pour rejeter toute forme d’exclusion fondée sur les classes, je tâche d’y représenter une multitude de voix créatives. Toutes ces références sont susceptibles d’évoquer des souvenirs, vagues ou précis, ce qui favorise la compréhension et l’introspection. Pour moi, la beauté est un outil et une sorte d’invitation. En montrant son iridescente splendeur et en effectuant sa danse envoûtante, l’oiseau mâle n’a qu’un objectif : s’accoupler. Je crois profondément en la valeur de l’artisanat et des arts décoratifs. Les belles surfaces invitent en quelque sorte le public à pousser la porte de l’antichambre pour explorer les dimensions profondes, moins accessibles de l’œuvre.

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Vous êtes reconnue pour votre approche multidisciplinaire et maîtrisez plusieurs techniques. Que cherchez-vous dans le dessin ou la peinture que vous ne trouvez pas dans la sculpture ou l’installation – et vice versa?

Les grandes sculptures complexes, les œuvres en céramique plus détaillées, les images peintes ou dessinées… Chacune m’amène à plonger dans des états physiques et psychiques distincts lorsque je crée. Mes recherches et mes idées guident mon processus, et je passe presque instinctivement d’une technique à l’autre; un peu comme en cuisine, je tends vers un équilibre entre ce qui est agréable et ce qui est santé. Je travaille presque toujours seule, sauf pour mes œuvres électroniques, sculpturales ou performatives en grand format. Il y a une sorte de mouvement naturel entre mon besoin de réfléchir en silence et celui de renforcer mes collaborations artistiques. Ainsi, aucune technique n’est restrictive.

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Comment vous est venue l’idée d’intégrer à l’exposition des œuvres relevant de l’animatronique et de la robotique?

L’exploration de l’animatronique allait de soi, c’était la suite logique de ma démarche pour rendre mes personnages toujours plus vivants. L’art de la marionnette et les anciennes techniques d’animation m’intéressent énormément. Quand j’ai commencé mes recherches sur l’origine des musées de cire, j’ai été ravie d’apprendre que les premières sculptures en cire étaient souvent des animatroniques rudimentaires, capables de mouvements simples qui produisaient un effet troublant sur le public. L’idée de la tête qui tourne sur Éléphant blanc m’est venue avant l’idée du bras mécanique de Judy. C’est cette tête tournant sur 360 degrés – une idée simple, et pourtant extrêmement difficile à réaliser – qui a inspiré les autres « animations ». Tous ces mouvements jouent sur la surprise : ils nous incitent à remettre en cause nos présupposés, nos partis pris et nos conceptions… à regarder de plus près. Nous en savons tellement moins que ce que nous croyons.

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Vous réalisez également des installations immersives. Je pense à White Light [Lumière blanche] (2010), une œuvre de la collection du Musée qu’on peut admirer dans les salles d’art contemporain, et à Music for Silence (2013), présentée à la Biennale de Venise 2013. Quelles sont les réflexions sur l’art qui sous-tendent le processus de création de vos environnements immersifs? Comment ces œuvres font-elles avancer vos idées sur la société et la vie en général?

Quand je prépare l’expérience qui pourra être vécue à travers une installation, je cherche à harmoniser la technique et l’échelle par les groupements de la composition. Je porte une attention particulière aux champs de vision et à la façon dont le papier et la porcelaine – des matériaux invitants et tactiles – interagiront avec le métal, les textiles et l’éclairage, entre autres. Je crée des petites surprises engageantes dans l’œuvre elle-même. Quand l’œuvre et la mise en scène vont de pair, ça pique la curiosité du public; ça l’incite à bouger dans l’espace pour le découvrir, à participer.

Shary Boyle (née en 1972), White Light [Lumière blanche], 2010, nylon, coton, porcelaine, cheveux, lumière ultraviolette, dimensions variables. MBAM, don de l’artiste. Photo MBAM, Denis Farley. Cette œuvre ne fait pas partie de l’exposition Devant le palais du Moi, mais elle est actuellement présentée dans les salles d'art contemporain du Musée (pavillon Jean-Noël Desmarais, niveau S2), à quelques pas du Carré d’art contemporain.

Mon travail d’artiste repose essentiellement sur une quête de la connaissance de soi. C’est une exploration de mon expérience de la vie sur Terre. En même temps, j’éprouve un grand besoin de communiquer et d’entrer en relation avec les gens. Le potentiel d’interaction sociale, c’est ce qui me donne envie de créer des installations immersives. Quand j’imagine une série de moments intimes, intenses, au cœur d’un espace, j’invite l’Autre que je ne connais pas, avec sa perspective unique, à me rejoindre dans la contemplation des expériences que nous partageons, et qui pourtant sont différentes.

Vous avez intégré une dimension participative à Devant le palais du Moi avec L’orchestre – une station où l’on peut choisir une chanson de votre liste d’écoute pour créer la bande sonore de l’exposition – et certaines œuvres qui y sont présentées, comme Centrage (2021). Comment cet élément interactif rehausse-t-il ou influence-t-il l’expérience du public?

Que se passe-t-il quand nous retirons les couches invisibles, formées par le « classisme » et la domination des milieux savants, de cette expérience qui consiste à regarder de l’art contemporain? Les artistes sont des gens comme tout le monde, et leur art est un reflet du monde. Les musées, eux, servent peut-être à satisfaire nos besoins en matière de rituel, de guérison, de résistance, de réflexion et de ravissement. Devant le palais du Moi a été conçue pour transformer le public en acteur, pour renverser complètement la dynamique de la visite passive au musée. Il n’y a qu’une façon d’entrer dans l’exposition, et quand une visiteuse ou un visiteur traverse la loge, passe sous l’arche de l’avant-scène et monte sur la scène pour se diriger vers la rampe, elle ou il devient l’interprète. Cette métaphore de nos responsabilités sociales est conçue pour nous redonner du pouvoir au sein d’une institution. J’ai choisi sciemment de ne pas accrocher de cartels à côté des œuvres afin de laisser libre cours aux interprétations. Le programme contient des informations sur l’œuvre, pour que le public puisse approfondir à son rythme la lecture qu’il en fait. On lui confie le soin de veiller sur l’œuvre en interagissant avec elle. Les participantes et participants sont libres de parler, de s’exclamer et de choisir leur propre trame sonore. Des miroirs, ordinaires ou sans tain, les invitent à réfléchir sur leur propre personne, et à se questionner sur les autres dans un esprit de curiosité et de respect.

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1 Traduction libre.

2 En juillet 2021, la directrice générale du Contemporary Art Forum Kitchener and Area (CAFKA), Glodeane Brown, a invité Shary Boyle à y présenter les réflexions et le processus qui ont mené à la création de l’œuvre Éléphant blanc, réalisée sur commande pour le CAFKA. Cliquez ici pour en apprendre plus sur cette œuvre impressionnante.

Shary Boyle : Devant le palais du Moi
1er septembre 2022 – 15 janvier 2023

Crédits et commissariat
Une exposition organisée par le Gardiner Museum, Toronto, en collaboration avec le Musée des beaux-arts de Montréal. Le commissariat est assuré par Sequoia Miller, Ph. D., conservateur en chef du Gardiner Museum. Alexandrine Théorêt, conservatrice adjointe de l’art moderne et contemporain international, est responsable de la présentation au MBAM.

Le MBAM tient à souligner l’apport essentiel de son commanditaire officiel, Peinture Denalt. Il remercie également son Cercle Forces Femmes, dont la mission est de soutenir les femmes artistes par la présentation d’expositions et l’acquisition d’œuvres, ainsi que son partenaire média, La Presse. L’exposition a été réalisée en partie grâce au soutien financier du gouvernement du Québec, du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts de Montréal.

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