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14 mars 2023

La renaissance d’un tableau inédit

Claude François, dit Frère Luc (1614-1685), Le Christ mort (détail), vers 1670. MBAM, achat, fonds de la Campagne du Musée 1988-1993. Détail de l’œuvre en cours de restauration

Acquis en 2011, un rare tableau du Frère Luc datant du XVIIe siècle est finalement présenté dans le pavillon d’art québécois et canadien Claire et Marc Bourgie après avoir subi une restauration essentielle à sa conservation.

Jacques Des Rochers

Conservateur principal de l’art québécois et canadien

Agata Sochon

Restauratrice – Peintures

Sacha Marie Levay

Technicienne à la restauration

Le diacre récollet Claude François, dit Frère Luc, est une figure déterminante, quasi inaugurale, du développement de la peinture en Nouvelle-France, où il séjourne 15 mois entre 1670 et 1671. Selon son confrère Chrestien Le Clercq, il y aurait peint des tableaux pour huit églises et chapelles1. Ses œuvres témoignent de ce siècle des dévots à la conquête des âmes qui voit ce que l’on appelle le « Nouveau Monde » devenir un terreau fertile pour l’établissement de colonies françaises. Le questionnement sur la mort et les fins dernières obsède alors tout chrétien qui ne peut quitter ce monde sans s’y être préparé, de peur du châtiment éternel. L’exaltation de la Passion du Christ concomitante au fatalisme de la souffrance du croyant durant sa vie terrestre est au cœur de l’expérience spirituelle de François d’Assise, fondateur de l’ordre des Frères mineurs (franciscains ou récollets), dont l’ardent désir de se représenter l’image du Christ cloué sur la croix l’amène à recevoir les stigmates dans son corps même.

Un témoin signifiant de notre histoire de l’art

Depuis la Renaissance, avec la Lamentation sur le Christ mort d’Andrea Mantegna (vers 1483, Milan, Pinacoteca di Brera), la représentation en raccourci et le cadrage resserré ont valorisé le détail anatomique. Ici, sans autre artifice, ce Christ mort est représenté seul au sépulcre dans son linceul, le haut du corps dénudé dévoilant sa musculature et donnant à voir la sérénité après la souffrance, tout en volupté. Au-delà de sa composition originale, ce qui particularise cette œuvre, c’est qu’il en subsiste un rare dessin préliminaire, publié en 1944 pour la première fois par Gérard Morisset, premier historien de l’art du Québec et de Frère Luc. Cette étude de tête, de mains et d’épaule se rapporte directement à notre tableau, inconnu de Morisset. Ce dernier y voyait une tête de moine plutôt que celle du Christ, puisque les mains sont exemptes de stigmates.

Claude François, dit Frère Luc, étude pour Le Christ mort (tête et mains), XVIIe s. (reproduction). Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts. Photo © Beaux-Arts de Paris, Dist. RMN-Grand Palais / Art Resource

De même, la chapelle de l’Hôpital général de Québec – remise sur pied par le Frère Luc pour les Récollets en 1670-1671 après la prise temporaire de la ville par les Anglais en 1629 – possède toujours en son retable une Assomption de l’artiste. On y retrouve également une copie ancienne de Saint François adorant le crucifix qui remplace vraisemblablement un tableau original du Frère Luc dont d’autres versions subsistent. La représentation en médaillon de cette image du saint correspond à plusieurs autres tableaux attribués à l’artiste, que ceux-ci soient de dévotion privée ou compris dans la structure d’anciens retables de chapelles de couvents récollets français. Notre Christ mort témoigne de l’importance qu’accordait le Frère Luc à la Passion du Christ, dont saint François aurait porté les stigmates. Il s’inscrit dans un univers dévotionnel relié au contexte missionnaire canadien des débuts de la colonie française.

Un traitement de restauration complexe

L’œuvre a été apportée au laboratoire à des fins d’examen et de restauration. Nous avons alors constaté que, bien qu’il soit en assez bon état pour son âge, le tableau allait avoir besoin d’un traitement complexe. En effet, son apparence s’était détériorée au fil des siècles et en raison d’anciennes restaurations. De plus, la doublure fragilisée compromettait la stabilité du support.

La peinture du Christ mort a été exécutée à l’origine sur une toile de qualité, tendue sur un châssis de bois. Nous avons noté avec intérêt qu’une bande de tissu supplémentaire avait été cousue au sommet, de manière à agrandir la composition d’environ 2,5 cm. La peinture avait aussi fait l’objet d’un rentoilage traditionnel à la colle de pâte, laquelle avait depuis perdu son adhérence et donc sa capacité à supporter la toile, ce qui a conduit à des déformations.

Au fil des siècles, les supports de tissu et le châssis se sont détériorés en raison des variations climatiques et des conditions d’entreposage. La structure de l’œuvre était d’autant affaiblie que le châssis, en particulier, était gauchi et criblé de trous forés par des insectes xylophages. Ainsi, la surface picturale, qui devait être assez uniforme et lisse au départ, était désormais marquée par des déformations telles que des craquelures et des soulèvements en cuvette. Elle était aussi ternie par des couches de crasse, de vernis abîmé et de repeints décolorés.

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La première étape du traitement consistait donc à éliminer ces couches. Chacune d’elles a nécessité une combinaison spéciale de solvants et de gels à base de solvants. Une fois la surface nettoyée, nous avons constaté que la peinture était quelque peu abîmée, mais que la composition était en grande partie intacte.

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Pour consolider le support, il nous fallait procéder à un rentoilage. À cette fin, nous avons d’abord protégé la surface de l’œuvre par cartonnage, puis retiré la vieille doublure et son adhésif friable. Nous avons par la même occasion réparé quelques déchirures mineures sur le bord de la toile et le long de la couture.

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Retrait de la vieille doublure avant de procéder au rentoilage.

Les déformations ont été aplanies en appliquant de la chaleur, de l’humidité et une faible pression, ce qui a aussi atténué les craquelures et les soulèvements en cuvette. Par la suite, la peinture a été rentoilée avec un tissu de polyester résistant et un adhésif stable, puis remontée sur un nouveau châssis fabriqué sur mesure. Nous avons ensuite comblé les lacunes de peinture en prenant soin de reproduire la fissuration et les caractéristiques de la surface picturale environnante, avant de procéder aux retouches avec des matières chimiquement stables. Pour terminer, nous avons appliqué un vernis protecteur afin de saturer les couleurs et d’unifier la surface picturale.

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La création d’un encadrement historique

Lors de son acquisition par le MBAM, Le Christ mort n’avait pas de cadre. Il fallait donc en créer un. Réalisée au cours de la période baroque (1600-1750), l’œuvre appelait a priori à être encadrée selon le style de cette époque particulièrement riche et expressive : abondance d’ornements floraux, complexité des surfaces dorées et formes théâtrales. Cela dit, considérant les vœux d’humilité et de modestie adoptés par l’ordre des Récollets dont faisait partie le Frère Luc, un cadre respectueux de cette philosophie nous semblait plus approprié.

Nous avons profité d’échanges avec la mairie de Sézanne, en France, où se trouve l’ancien couvent des Récollets dans lequel sont conservés plusieurs tableaux peints par le Frère Luc. En examinant les images de ces œuvres, nous avons pu comparer leurs encadrements et imaginer l’effet qu’ils produiraient sur notre tableau.

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Des recherches auprès d’autres institutions muséales ont également servi à éclairer notre choix. Nous avons notamment contacté le Musée des beaux-arts du Canada, qui possède un tableau de l’artiste, Saint Bonaventure, peint vers 1655 et dont le cadre est de bois teint.

Afin de respecter la modestie franciscaine – et malgré la tentation d’opter pour un encadrement doré baroque –, nous avons finalement choisi un élégant cadre noir correspondant à une tendance de l’époque avec, comme démarcation entre le cadre et l’œuvre, une fine marie-louise (dorée à la feuille) soulignant l’importance du tableau.

Crédit

1 Chrestien Le Clercq, Premier établissement de la foy dans la Nouvelle-France, Paris, Amable Auroy, 1691.

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