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28 mars 2023

À la recherche des artistes femmes dans la collection d’art européen ancien

À son arrivée au MBAM en septembre 2022, la nouvelle conservatrice de l’art européen (avant 1800), Chloé M. Pelletier, a examiné la collection placée sous ses soins pour y recenser les œuvres créées par des artistes femmes. Voici le résultat de ses recherches…

Chloé M. Pelletier

Conservatrice de l’art européen (avant 1800)

Lorsque j’ai pris mes nouvelles fonctions, je me suis fixé l’objectif de bien comprendre l’histoire et la composition de la collection d’art européen ancien afin d’élaborer des stratégies pour la faire entrer dans l’avenir. Au cours de ces premiers mois, j’ai passé des heures à déambuler dans les salles, à fouiller les réserves et à parcourir les bases de données du Musée pour me familiariser avec les quelque 1 600 tableaux, sculptures, estampes et dessins relevant de l’art européen d’avant 18001. Mes recherches ont été guidées par trois questions fondamentales inhérentes au travail de conservation : que possédons-nous, que nous manque-t-il et comment pouvons-nous combler ces lacunes?

Au cours du dépouillement de la collection, j’ai compté seulement onze œuvres attribuées à des artistes femmes : sept portraits, dont cinq en miniature, deux natures mortes, un tableau de fleurs et une illustration botanique. Certes, les femmes étaient par le passé moins nombreuses que les hommes à exercer le métier d’artiste. « La faute n’en incombe pas aux astres […], à nos hormones, à notre cycle menstruel, au vide de nos espaces intérieurs, mais à nos institutions et à notre éducation2 », a écrit l’historienne de l’art Linda Nochlin dans son essai phare au titre provocateur « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes? » (1971).

Avant le XIXe siècle (et pendant une bonne partie de celui-ci), les femmes se sont heurtées à des obstacles majeurs, tant sur le plan institutionnel que social, qui ont entravé leur formation en peinture, en sculpture et en dessin. Les rares qui sont parvenues à faire carrière dans ces domaines étaient en majorité des femmes blanches aisées issues de familles d’artistes ou de l’aristocratie. Et même après avoir été admises dans les académies officielles, elles se sont vu interdire l’étude du nu, une exigence incontournable pour se spécialiser dans la peinture d’histoire, considérée comme le genre le plus noble à l’époque. En conséquence, beaucoup se sont tournées vers la nature morte, les tableaux de fleurs, la miniature, l’illustration et le portrait, autant de genres représentés par les onze œuvres dont il est question ici.

Fede Galizia (1578 – vers 1630)

Après ses débuts comme enfant prodige de la peinture, cette visionnaire milanaise qui aurait été formée par son père a connu une carrière remarquable. Comptant parmi les premiers artistes d’Italie à avoir acquis la renommée en tant que peintre de nature morte, elle a contribué à la genèse d’un type de composition – un décor de table contre un fond sombre – qui est devenu rapidement très populaire en Europe.

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Dans le tableau Tazza en verre avec pêches, fleurs de jasmin et coings, exposé au troisième étage du pavillon pour la Paix Michal et Renata Hornstein jusqu’en août 2023, Galizia confère à des objets du quotidien le drame et l’émotion d’une scène narrative. Par son sens aigu des volumes et de la lumière, elle crée une harmonie visuelle entre la lourdeur des fruits, la légèreté des fleurs de jasmin et la fragilité du récipient en verre. De très fins rehauts structurent les bords dentés des feuilles ondulées, et un coing coupé en deux, brillamment figuré, semble blettir sous nos yeux.

Anne Vallayer-Coster (1744-1818)

De lointains échos de la composition de Fede Galizia sont perceptibles dans Nature morte aux pêches et gobelet en argent de la peintre de cour et académicienne française de renom Anne Vallayer-Coster. Ici, des éléments assez semblables – fruits, fleurs et récipients – produisent un tout autre effet. Contrairement à Galizia, chez qui les pêches deviennent des formes sculpturales pleines et bien définies, Vallayer-Coster accorde préséance à la surface texturée et aux associations sensorielles.

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La peau duveteuse du fruit, tendre et mûr, et le métal lisse et froid du gobelet étincelant sont rendus par des traits de pinceau estompés et une palette habilement équilibrée. Même s’il est peu probable que Vallayer-Coster ait connu l’œuvre de Galizia, tombée dans l’oubli jusqu’au XXe siècle, un dialogue intemporel semble se nouer entre les deux tableaux lorsqu’on les observe côte à côte.

Maria van Oosterwyck (1630-1693)

Cette peintre hollandaise est l’une des meilleures représentantes de la peinture de fleurs, comme en témoigne son chef-d’œuvre Vase de fleurs. Dans ce brillant étalage de formes, de couleurs et de textures issues de la nature, une gerbe de fleurs éclatantes jaillit d’un vase cuivré posé de manière précaire près du rebord d’une console ou d’une table en pierre. L’artiste fait montre de sa connaissance des spécimens botaniques en les représentant sous divers points de vue, de face et de dos. Elle insuffle une touche de vie supplémentaire à l’ensemble en y dépeignant un papillon blanc en plein vol et une araignée qui se balance discrètement au bout de son fil.

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Laure Devéria (1813-1838)

Cette éblouissante illustration botanique de la trop peu connue artiste française Laure Devéria atteste d’une profonde sensibilité artistique autant que d’une grande rigueur scientifique. Ses coloris riches et sa précision méticuleuse – perceptibles, par exemple, dans les variations chromatiques de la tige – ravissent non seulement l’œil, mais facilitent aussi l’identification de la plante dans la nature. À une époque précédant l’apparition des appareils photo tels que nous les connaissons, l’art jouait un rôle essentiel dans la transmission des connaissances scientifiques, en grande partie grâce à la contribution de femmes comme Laure Devéria.

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Portraits en miniature

Un grand nombre de femmes ont mené de brillantes carrières de miniaturistes et de portraitistes, deux genres qui, comme la nature morte et la peinture de fleurs, n’exigeaient pas une étude rigoureuse du corps humain. Au XVIIIe siècle, ces deux spécialisations se sont conjuguées pour donner naissance au marché effervescent du portrait en miniature – une image portative qui pouvait être collectionnée, offerte en cadeau ou envoyée à des êtres chers qui vivaient au loin. L’un des cinq portraits présentés ici a été attribué à l’illustre peintre Adélaïde Labille-Guiard (1749-1803). Un autre serait l’œuvre de son élève, Marie G. Capet (1761-1818).

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Mary Beale (1633-1699)

Ce portrait attribué à l’artiste britannique Mary Beale représente lady Jane Twisden, parée de fines étoffes et de perles contre un arrière-plan sombre qui se confond avec son voile noir, possible symbole de deuil. Artiste de grand talent, Beale était aussi une femme d’affaires rusée qui savait s’adapter à l’évolution du marché. Elle est l’auteure du premier texte connu à avoir été écrit en anglais par une femme peintre au sujet de son art. Dans un étonnant renversement des rôles masculins et féminins, son mari a mis de côté sa propre carrière artistique pour encourager la sienne et a fini par devenir son assistant et teneur de comptes.

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Rosalba Carriera (1675-1757)

L’un des grands noms de l’art du portrait en Europe au XVIIIe siècle, cette artiste italienne est connue pour avoir révolutionné la technique du pastel et fait de son atelier un arrêt incontournable sur le circuit du Grand Tour. Son Portrait de Madame Lethieullier se distingue par la charmante assurance de son modèle et la richesse texturale des détails rendus par des gestes d’une apparente facilité. L’un des joyaux de la collection, ce portrait ne peut être exposé que tous les deux ou trois ans en raison de la sensibilité du pastel à la lumière.

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Ensemble, ces onze œuvres offrent un panorama des enjeux liés au collectionnement et à la mise en exposition d’œuvres anciennes d’artistes femmes. Elles représentent des genres et des sujets qui ont longtemps été peu valorisés et qui, de ce fait, peuvent donner l’impression de détonner dans les histoires traditionnelles de l’art. Par exemple, certains diront qu’une illustration botanique serait davantage à sa place dans un musée des sciences que dans un musée d’art; ou que les portraits en miniature devraient être classés comme objets décoratifs plutôt que comme tableaux, puisqu’ils sont destinés à être transportés et souvent fixés à des coffrets ou à des bijoux. Or, ces postulats s’articulent autour d’une définition excluante de l’art qui a été élaborée il y a plusieurs siècles par des hommes pour donner un sens et une valeur à leurs réalisations. Les femmes n’ont jamais fait partie de cette équation. Et leur absence n’était pas considérée comme un manque.

Comment alors combler une lacune dont l’ampleur et les contours sont toujours en voie d’être définis? Je suis d’avis qu’il faut non seulement mettre à l’honneur les femmes exceptionnelles qui ont gravi les échelons du monde de l’art et rivalisé avec leurs homologues masculins, mais aussi s’interroger sur les conditions de cette rivalité afin de changer les règles du jeu. Pour progresser vers l’atteinte de ces objectifs, le Musée prépare actuellement une présentation innovante des œuvres abordées dans cet article. Car c’est en ouvrant la discussion sur les points forts et les lacunes des collections muséales que nous pourrons réfléchir aux histoires qu’elles représentent, mettre en lumière celles qu’elles cachent, et trouver des moyens de remédier aux inégalités.

Je tiens à remercier Hanzhi Li, titulaire de la bourse Fred and Betty Price à l’Université McGill, pour le soutien à la recherche fourni au cours de ce projet.

1 Ces chiffres proviennent du dépouillement de la base de données sur les collections, qui regroupe l’ensemble des tableaux, sculptures, estampes et dessins européens réalisés entre 1200 et 1850. Je me suis servie du prénom des artistes pour déterminer leur sexe. Je remercie l’équipe des archives du MBAM de m’avoir aidée à établir les listes d’œuvres.

2 Linda Nochlin, « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes? », dans Femmes, art et pouvoir et autres essais, Nîmes, Éditions Jacqueline Chambon, 1993, p. 208.

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