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9 février 2023

Le legs inestimable des femmes designers

Molly Hatch (née en 1978), Ducere, 2022. Avec l’aimable concours de Todd Merrill Studio, New York. Photo MBAM, Jean-François Brière

À l’affiche du 18 février au 28 mai 2023, l’exposition Parall(elles) : une autre histoire du design célèbre la contribution fondamentale mais trop souvent sous-estimée des femmes à l’univers du design à travers un riche corpus d’œuvres et d’objets datant du milieu du XIXe siècle à nos jours.

Jennifer Laurent. Photo Jean-François Brière

Jennifer Laurent

Conservatrice des arts décoratifs et du design
Mary Dailey Desmarais. Photo Stéphanie Badini

Mary-Dailey Desmarais

Conservatrice en chef

Emmanuelle Christen

Chef de la production éditoriale et du développement des contenus

Parall(elles) propose une définition vaste du « design », qui va de l’artisanat au design industriel, mais qui comprend aussi la céramique, le verre, l’orfèvrerie, la joaillerie, le textile, le mobilier, les biens de consommation, le graphisme, la mode et la décoration intérieure. Elle offre ainsi une autre interprétation de l’histoire du design, une histoire parallèle qui met en lumière la présence exceptionnelle des femmes designers dans la conscience collective.

Les femmes et le mouvement Arts and Crafts

Vers la fin du XIXe siècle, les femmes ont fait leurs premiers pas dans les métiers du design grâce à l’influence du mouvement britannique Arts and Crafts. Inspiré des écrits progressistes du théoricien et critique d’art John Ruskin, et fondé par l’auteur, designer et activiste William Morris, ce mouvement est né en réaction aux effets néfastes de la production industrielle sur les conditions sociales et la qualité des biens manufacturés. Prônant l’égalité de tous les arts, il remettait en question la place soi-disant inférieure du design artisanal. Des pratiques autrefois qualifiées de « féminines », de « domestiques » ou d’« ouvrages de femme », comme les arts du textile, la broderie et le tissage, sont ainsi devenues des domaines à part entière du design professionnel. Parallèlement, la création d’écoles de design spécialisées a amélioré l’accès à l’enseignement et à la formation technique, ce qui a permis à un petit groupe de femmes de mener une carrière de designer.

À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, les hommes prenaient part à tous les aspects de la vie publique, tandis que les femmes étaient confinées dans l’univers clos de la vie domestique. Les pratiques du design, forcément, étaient gouvernées par des principes de division sexuelle similaires. Malgré cela, un certain nombre de femmes talentueuses se sont taillé une place dans le milieu professionnel, où elles sont devenues des designers et des entrepreneuses accomplies. Candace Wheeler, figure de proue du mouvement Arts and Crafts et l’une des premières femmes à avoir travaillé dans le domaine de la décoration intérieure, a conçu des textiles et a soutenu la formation de ses consœurs à diverses techniques artisanales. Également avant-gardiste, Clara Driscoll a été à la tête du service de la taille du verre des Tiffany Studios dès 1892. Elle a conçu un nombre important de mosaïques et d’objets de bureau Tiffany, dont plus de 30 abat-jour parmi les plus appréciés de la maison, notamment celui de la célèbre lampe de table Peacock.

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En 1880, à Cincinnati (Ohio), Maria Longworth Nichols Storer a créé Rookwood Pottery, qui est devenu le plus grand et le plus ancien atelier de poterie aux États-Unis. Certaines femmes ont également commencé à pratiquer l’orfèvrerie en créant des bijoux et de petits objets décoratifs. Bien que ce soit un métier traditionnellement masculin, Marie Zimmermann, Clara Barck Welles et Mary Catherine Knight ont géré des ateliers professionnels. La conceptrice de luminaires et orfèvre montréalaise Elizabeth Eleanor D’Arcy Gaw était quant à elle associée aux Dirk Van Erp Studios, où elle a conçu et fabriqué leurs emblématiques lampes en cuivre martelé.

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L’entre-deux-guerres : nouvelles attitudes et perspectives

La première vague féministe du XIXe et du début du XXe siècle au Canada et aux États-Unis revendiquait principalement les droits juridiques fondamentaux pour les femmes. Peu à peu, elle a mené à des attitudes plus progressistes à l’endroit de celles travaillant hors de la sphère domestique. Durant la Première Guerre mondiale, les femmes ont été mobilisées pour remplacer les hommes ayant quitté leur emploi ou leurs études pour rejoindre les troupes stationnées à l’étranger. La notion de « travail de femme » a commencé à évoluer, ce qui leur a ouvert de nouvelles possibilités d’emploi dans certaines professions du design. La guerre a permis à de nombreuses jeunes filles et femmes de suivre diverses formations pratiques en design qui ne leur auraient autrement pas été offertes.

Durant les années suivantes, les femmes ont été de plus en plus nombreuses à poursuivre une carrière dans les domaines de la décoration intérieure, du textile et de la mode. À la fin de la Première Guerre mondiale, Elsie de Wolfe s’était déjà taillé une réputation de « mère de la décoration intérieure moderne ». Au Canada, Minerva Elliot a lancé une entreprise de décoration en 1925 et s’est rapidement fait connaître pour son intervention dans les quartiers chics de Toronto. Si l’on sait peu de choses des réalisations professionnelles de la décoratrice d’intérieur montréalaise Jeannette Meunier Biéler, le bureau en verre et en métal tubulaire qu’elle a conçu pour sa maison familiale reflète son appropriation originale des tendances modernistes européennes de l’époque.

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Pendant l’entre-deux-guerres, le design industriel était largement dominé par les hommes. Quelques femmes de talent ont cependant joué un rôle important durant ses premières années. Belle Kogan, d’origine russe, a ouvert son studio à New York en 1931, où elle concevait divers produits – ensembles d’argenterie, bijoux en Bakélite, réveils électriques, briquets à couvercle rabattable, etc. – pour des entreprises comme Zippo, entre autres. La designer industrielle d’origine hongroise Ilonka Karasz a quant à elle créé des objets modernes et novateurs de tous genres en explorant de nouveaux matériaux et procédés de fabrication.

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D’autres femmes émigrées ont contribué à l’enseignement du design au cours de ces années, en particulier dans les domaines du tissage et de la céramique. En 1933, Anni et Josef Albers ont élaboré le programme d’arts visuels du Black Mountain College, une prestigieuse école d’arts libéraux en Caroline du Nord. Anni y a fondé un atelier de tissage pour enseigner le design textile selon les idéaux progressistes du Bauhaus. À la Cranbrook Academy of Art de Bloomfield Hills (Michigan), la Finlandaise Loja Saarinen, épouse de l’architecte et directeur de l’académie Eliel Saarinen, a été à la tête du Département de tissage et de textile. À Montréal, Karen Bulow, d’origine danoise, a enseigné le tissage à la main à la Guilde canadienne des métiers d’art et dans son atelier du centre-ville. Elle a ensuite mis sur pied un programme de tissage à Pangnirtung, un petit village de l’île de Baffin.

Le boom de l’après-guerre : du design industriel à l’artisanat

À bien des égards, au Canada comme aux États-Unis, l’histoire du travail des femmes durant la Première Guerre mondiale s’est répétée durant la deuxième. En raison des besoins croissants de matériel de guerre et du très grand nombre d’hommes combattant outre-mer, les femmes ont, une fois de plus, été la solution aux pénuries de main-d’œuvre, prouvant hors de tout doute qu’elles avaient la capacité et la force d’accomplir un « travail d’homme ». Malgré cela, la plupart d’entre elles ont été licenciées lorsque les commandes de matériel ont diminué et que les hommes sont rentrés au pays. Les pressions sociales et culturelles ont eu raison des aspirations des femmes à poursuivre une carrière.

Ruth Glennie (1929-2018) pour General Motors, Corvette Fancy Free, 1958. Allemagne, collection Jürgen Reimer. Photo General Motors LLC

En dépit du retour aux valeurs patriarcales et aux rôles genrés après la Deuxième Guerre mondiale, le nombre de femmes intégrant des professions de design a continué de croître. Quand, au milieu des années 1950, des études de General Motors ont indiqué que les femmes influençaient 70 % des achats d’automobiles, des femmes ont été embauchées pour travailler au service de design d’intérieur de GM. Surnommées les Damsels of Design, Suzanne E. Vanderbilt, Ruth Glennie, Marjorie Ford Pohlman, Sandra Longyear, Jeanette Linder et Peggy Sauer étaient à l’honneur au salon de l’automobile féminin de GM de 1958. Sur les dix modèles exposés, seul le prototype de la Corvette Fancy Free de Ruth Glennie existe toujours. En plus de son extérieur vert olive argenté, de ses habillages intérieurs interchangeables, de ses sièges profilés et de son vaste espace de rangement, la Fancy Free comportait des ceintures de sécurité rétractables, une première1.

La croissance soutenue de la consommation pendant l’après-guerre a contribué au développement d’un marché de produits domestiques. Au début des années 1950, même si les femmes restaient peu nombreuses dans cet univers majoritairement masculin, plusieurs de leurs créations sont devenues célèbres grâce au programme Good Design du MoMA – une série d’expositions et de prix consacrés à l’ameublement et aux objets du quotidien. Au fil des cinq années du programme, des meubles de Florence Knoll, de Ray Eames et de Greta Magnusson-Grossman, des céramiques d’Eva Zeisel, des luminaires de Greta von Nessen, des objets en verre de Freda Diamond et des textiles de Dorothy Liebes, de Noémi Raymond et d’Eszter Haraszty ont été exposés aux côtés d’œuvres conçues par des hommes.

Pourtant, des inégalités criantes persistaient, en particulier dans le cas des couples de designers, tels que Charles et Ray Eames. Quand le couple a été invité à présenter ses réalisations au MoMA en 1946, l’événement a été annoncé comme un « one-man show » intitulé New Furniture Designed by Charles Eames.

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Féminismes, postmodernisme et pluralisme

Dans les années 1970, les artistes et les designers se sont tournées vers les formes traditionnelles d’artisanat « féminin » et « domestique » pour se réapproprier leur propre histoire et exprimer leur point de vue. Ce mouvement a engendré la création d’une impressionnante quantité d’œuvres hybrides brouillant les frontières entre l’art, l’artisanat et le design. Faith Ringgold, par exemple, a combiné tissu et peinture dans ses story quilts, des scènes peintes à la main qui sont autant de récits percutants sur l’expérience et l’identité des Noirs.

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Portées par l’engouement du postmodernisme pour l’art décoratif, des créatrices d’une multitude de domaines ont utilisé le motif, la décoration et la surface peinte dans une stratégie féministe. En céramique, l’approche picturale de Betty Woodman, la porcelaine riche en motifs de Dorothy Hafner et les décors géométriques de Roseline Delisle ont réaffirmé la valeur de traditions historiquement associées aux femmes. De même, les meubles conçus et fabriqués par Wendy Maruyama, l’une des premières femmes à s’inscrire à un programme de fabrication de meubles dans le cadre d’une maîtrise en beaux-arts aux États-Unis, mariaient idéologies féministes et artisanat traditionnel, ouvrant la voie à la peinture et aux décors appliqués sur du bois naturel.

Le couple d’architectes et de designers Denise Scott Brown et Robert Venturi est reconnu pour avoir réintroduit le décor dans le mobilier industriel contemporain. Leur emblématique chaise Queen Anne à motif « nappe de grand-mère » présente la silhouette aplatie en contreplaqué plié d’une chaise traditionnelle du XIXe siècle, recouverte d’un motif floral coloré emprunté à une nappe produite en série. Bien que la conception de cette chaise soit le fruit de leur collaboration, le mérite en a été attribué à Venturi uniquement. Malgré les progrès réalisés par les femmes au cours de cette période, la juste reconnaissance de leur rôle au sein d’une équipe de conception n’était toujours pas acquise2.

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Le design à l’aube du XXIe siècle

Les diverses générations de femmes qui vivent aujourd’hui ont vu leur société se transformer rapidement; elles ont été témoins d’une évolution significative des mentalités et ont vu naître des approches plus inclusives aux questions raciales et ethniques. Nous avons certes parcouru beaucoup de chemin, mais des inégalités flagrantes persistent. Les femmes demeurent sous-représentées dans de nombreux champs du design et peu occupent des postes de direction dans cette industrie. Nous avons néanmoins toutes les raisons d’être optimistes, puisque le design continue d’évoluer et de s’étendre à de nouveaux domaines inexplorés. Un large éventail de méthodologies et de contextes créatifs caractérisent maintenant les pratiques de conception des femmes qui, par exemple, puisent dans diverses disciplines comme la science et la technologie afin de développer des options pour remplacer les matériaux nocifs et non durables.

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On ne peut pas toujours corriger les inégalités du passé, mais on peut trouver de nouvelles façons d’honorer l’apport des femmes au monde du design. En proposant une autre lecture où les femmes sont au premier plan, l’exposition Parall(elles) met en lumière ce legs inestimable dans l’espoir qu’il soit considéré comme une partie intégrante et essentielle de l’histoire du design.

1 Phil Patton, « Fancy Free », Corvette Quarterly, novembre 2008.
2 Denise Scott Brown a raconté avec humour et sincérité les nombreux affronts qu’elle a subis tout au long de sa carrière dans « Room at the Top? Sexism and the Star System in Architecture », Ellen Perry Berkeley et Matilda McQuaid (dir.), Architecture: A Place for Women, Washington (D. C.), Smithsonian Institution Press, 1989. Cet article influent, basé sur une conférence donnée en 1974, a favorisé l’émergence de nouveaux discours sur la marginalisation des femmes dans les professions du design.

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Parall(elles) : une autre histoire du design
18 février – 28 mai 2023
Pavillon Michal et Renata Hornstein – niveau 2

Crédits et commissariat
Une exposition organisée par le Musée des beaux-arts de Montréal, en collaboration avec le Programme Stewart pour le design moderne.

Elle est présentée par Hydro-Québec et a été rendue possible grâce au soutien de la Terra Foundation for American Art. Le MBAM souligne la collaboration de son partenaire Hatch et l’appui de Tourisme Montréal. Il souhaite remercier les mécènes de l’exposition, Lucie Bouthillette, Sarah Ivory-Stewart, Monique Parent, Julia Reitman, la Schulich Foundation et Alysia Yip-Hoi, ainsi que les donatrices du Cercle Forces Femmes de la Fondation du MBAM.

Le Musée reconnaît l’apport essentiel de son commanditaire officiel, Peinture Denalt, et de ses partenaires médias, Bell, La Presse et Montreal Gazette. Parall(elles) a été réalisée en partie grâce au soutien financier du gouvernement du Québec, du Conseil des arts du Canada et du Conseil des arts de Montréal.

Les grandes expositions du MBAM bénéficient de l’appui financier du fonds Paul G. Desmarais et de celui des donatrices et donateurs du Cercle des Anges, du Cercle du Président, du Cercle Élite, du Cercle Prestige et du Cercle des Ambassadeurs de la Fondation du MBAM.

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