Pleins feux sur...
Proust et la musique
Portrait de Marcel Proust - Conception visuelle de François St-Aubin
Vous avez dit… « la petite phrase » ?
Article de Jean-Jacques Nattiez
Auteur d’un Proust musicien paru en 1984 et traduit en six langues, Jean-Jacques Nattiez, professeur émérite en musicologie de l’Université de Montréal, spécialiste des relations entre musique et littérature, nous livre ici un panorama de son ouvrage désormais épuisé.
La « petite phrase » de Vinteuil, « air national » des amours de Swann et d’Odette, fait partie de notre patrimoine littéraire francophone, coincée dans nos manuels scolaires entre la madeleine et les aubépines. Rappelons-nous : « Ç’avait été un grand plaisir quand, au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résistante, dense et directrice, [Swann] avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie du piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune (...). Il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu1 ».
Au cours d’une soirée, Swann entend la réduction pour piano d’une œuvre qu’il avait remarquée l’année précédente et, peu à peu, il reconnaît cette fameuse « petite phrase » qui traverse la sonate pour piano et violon de Vinteuil et qui va se charger pour lui, tout au long du récit, de significations successives et différentes. Elle irradie jusqu’à nous aujourd’hui, au point que le nom de Vinteuil a été donné à une salle du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris, aux côtés de ceux de Lully, Rameau, Debussy, Ravel…, lui conférant un degré d’existence rare chez les compositeurs imaginaires.
Tout d’abord, Swann éprouve pour elle le désir qu’on ressent pour une inconnue. Il n’a de cesse de mieux la connaître, de pouvoir lui donner un titre, d’identifier son auteur. (C’est ainsi qu’apparaît le nom de Vinteuil.) Le thème musical s’associe bientôt à celui de son amour pour Odette, la demi-mondaine qu’il rencontre dans le salon des Verdurin ; il va chercher à en pénétrer l’essence mystérieuse.
Mais Swann s’y prend mal. Il croit pouvoir toucher au but en demandant « des renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur l’époque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce qu’avait pu signifier pour lui la petite phrase, c’est cela surtout qu’il aurait voulu savoir2 ». Il s’embarque donc sur une fausse piste : à l’exemple de Sainte-Beuve qui prétendait expliquer les œuvres littéraires par la reconstitution minutieuse de la biographie des écrivains, et dont la critique constitue le point de départ du grand projet romanesque de Proust, Swann s’interroge sur les sources de la petite phrase.
Lorsqu’il la réentend plus tard, chez la marquise de Saint-Euverte, Odette l’a trompé, son amour pour elle s’est peu à peu étiolé, la petite phrase ne peut plus évoquer le bonheur. Elle s’identifie à la douleur causée par le souvenir des moments heureux à jamais disparus. Il pourrait encore tenter de percer son secret, et Proust décrit alors la petite phrase sous un aspect franchement mystique et religieux. Mais Swann ne comprendra jamais la promesse qu’elle contenait. Ce que la musique lui montre, « ce n’est pas du tout, dit Swann lui-même, la « Volonté en soi » et la « Synthèse de l’infini » mais, par exemple, le père Verdurin en redingote dans Ie Palmarium du Jardin d'acclimatation3 ».
L'histoire des œuvres imaginaires de Vinteuil ne s'arrête pas là. Les amours de Swann et d’Odette préfigurent l’amour pour Albertine du personnage central de la Recherche, le narrateur4 ; la rencontre de Swann et de Vinteuil n’est qu’une première étape dans la quête artistique qu'entreprend Ie narrateur tout au long du roman.
Car pour bien comprendre la place que joue la musique dans l'œuvre de Proust, il importe d’avoir toujours à l'esprit que la Recherche rapporte l’histoire d’une vocation, celle d’un jeune homme qui voudrait écrire. C’est seulement lorsqu’il aura compris comment fonctionnent le Temps et la Mémoire, comment l'œuvre littéraire peut retrouver le « temps perdu », qu’il sera capable d’entreprendre son roman, celui-là même que nous lisons.
Or, dans sa quête, la musique de Vinteuil joue un rôle décisif. Tout d’abord, lorsque Odette lui joue la petite phrase au piano5, il ne la comprend pas. Il faudra attendre deux mille pages6 pour qu’il la retrouve dans une œuvre inédite de Vinteuil, un septuor, où le compositeur « s’était seulement amusé à y faire apparaître un instant la petite phrase ». Et c’est la révélation, la révélation mystique. Le septuor, œuvre pour sept instruments comme les sept romans de La Recherche, résume toute l'œuvre antérieure de Vinteuil. Surtout, le narrateur l’entend à un moment crucial de sa vie : il est revenu des illusions de l’amour et il a compris que le secret de l’individualité de l’œuvre d’art ne réside pas dans les contingences de sa création, mais dans la « partie inconnue » que seul le grand artiste est capable d’amener à l’existence.
Pour le narrateur, la musique est le modèle de la littérature : « Je me demandais si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être — s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées — la communication des âmes. Elle est comme une possibilité qui n’a pas eu de suite ; l’humanité s’est engagée dans d’autres voies, celles du langage parlé et écrit »7. Proust, lui aussi, veut reprendre à la musique son bien. Il lui envie cette capacité à dire l’essentiel au-delà des mots. En entendant dans le septuor un motif d’appel qui lui était resté mystérieux, le narrateur comprend alors que c’est la création qui lui fait signe. Swann avait gaspillé sa vie dans le dilettantisme : il a fini par épouser Odette pour conserver le souvenir illusoire de son amour défunt, il a entrepris une étude critique sur Vermeer qu’il n’achèvera pas. Le narrateur, lui, et grâce à l’intercession de la musique, comprendra que « la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature »8.
Il est toujours possible de chercher à trouver les sources de « la petite phrase », des sonates et du septuor dans des œuvres réelles comme les sonates pour piano et violon de Saint-Saëns, Franck ou Fauré, et le quintette de Franck. Et une abondante littérature s’y est employée. Mais guidé par Proust lui-même, on peut encore ajouter d’autres noms. Dans la dédicace d’un exemplaire de Du côté de chez Swann à Jacques de Lacretelle, il écrivait : « Dans la mesure où la réalité m’a servi, mesure très faible à vrai dire, la petite phrase de cette Sonate, et je ne l’ai jamais dit à personne, est (pour commencer par la fin), dans la soirée Saint-Euverte, la phrase charmante mais enfin médiocre d’une sonate pour piano et violon de Saint-Saëns, musicien que je n’aime pas.
Dans cette même soirée encore, quand le piano et le violon gémissent comme deux oiseaux qui se répondent, j’ai pensé à la Sonate de Franck (surtout jouée par Enesco) dont le quatuor apparaît dans un des volumes suivants9. Les trémolos qui couvrent la petite phrase chez les Verdurin m’ont été suggérés par un prélude de Lohengrin, mais elle-même à ce moment-là par une chose de Schubert. Elle est dans la même soirée Verdurin un ravissant morceau de Fauré10. » Contrairement à ce qu’on a pu croire, Proust ne se moque pas ici de son interlocuteur. Qu’il s’agisse des œuvres d’art imaginaires ou des personnages de son roman, il ne s’inspire pas d’un seul modèle mais de plusieurs dont il fait la synthèse, comme le montre bien la biographie que Painter lui a consacrée11.
Dans le cas de la musique, la sonate et le septuor de Vinteuil sont là pour symboliser la progression vers l'œuvre absolue, modèle de toutes les créations artistiques possibles. Elles ne peuvent donc correspondre à des œuvres réellement existantes. Illustrer Vinteuil par Saint-Saëns ou Franck, ce serait banaliser la musique dont le sens est quasi métaphysique. Nous ne pouvons pas entendre la musique de Vinteuil, nous ne pouvons que l’imaginer à travers l’écriture proustienne.
Et Proust l’a très vite compris en travaillant à la Recherche. Depuis la parution, en 1982, des brouillons du Temps retrouvé, on sait que dans une première version, ce n’est point le septuor qui apportait au narrateur la révélation de la voie à suivre, mais L’Enchantement du Vendredi saint de Wagner12. Il est significatif que Proust ait gommé la référence à une œuvre précise, mais qu’en même temps, l'œuvre qui s’inscrit en creux derrière le septuor soit ce passage où Parsifal connaît la révélation de la vérité mystique.
C’est donc comme étapes d’une véritable quête du Graal qu’il faut lire et comprendre les passages successifs sur la musique, dans le roman de Proust. On découvre alors – la place nous manque ici pour le montrer en détail – que l’écrivain a pratiqué une subtile syntaxe de l’allusion qui nous mène de Debussy à Wagner puis à Beethoven, c’est-à-dire de la musique descriptive et relativement floue (La Mer) à un quasi-langage (Le Leitmotiv), pour terminer par l’essence musicale à l’état pur : les derniers quatuors de Beethoven.
S’il y a un mystère Vinteuil, c’est celui avec lequel Proust fait la conquête de la musique pure en remontant dans le temps, c’est-à-dire en le détruisant.
1Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, édition de Pierre Clarac et André Ferré, 1954, tome I, p. 2, 8, 210. L’œuvre a fait l’objet en 1987 d’une réédition en quatre volumes sous la direction de Jean-Yves Tadié.
2Ibid., p. 212.
3À l'ombre des jeunes filles en fleurs, dans À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard,1954, tome I, p. 534.
4C’est ainsi que la littérature proustienne dénomme celui qui, tout au long de la Recherche, dit « Je ».
5Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, op. cit., p. 529 et sq.
6Dans La prisonnière, édition de la Pléiade de la Recherche, 1954, tome III, p. 269 et sq.
7Ibid., p. 256.
8Dans Le temps retrouvé, édition de la Pléiade de la Recherche, 1954, tome III, p. 895.
9Dans la version finale de la Recherche, ce quatuor est transformé en un septuor.
10La dédicace à Jacques de Lacretelle est publiée dans le volume intitulé Contre Sainte-Beuve de la Bibliothèque de la Pléiade (Paris, Gallimard, 1971), p. 565.
11G.D. Painter, Marcel Proust, Paris, Mercure de France, 2 vol. , 1966.
12Matinée chez les Princesse de Guermantes, cahiers du Temps retrouvé, édition critique d’Henri Bonnet, Paris, Galimard, 1982.